Main basse sur l'or d'Espagne
Carthagène, 25 octobre 1936. Il est cinq heures du matin, il fait sans doute encore nuit et quatre cargos arborant pavillon soviétique appareillent en secret. Dans leurs cales, dissimulées sous des bâches goudronnées, 750 tonnes d’or réparties dans plus de 7800 caisses scellées et étroitement surveillées par des agents spéciaux du NKVD. Un mois plus tôt, ces caisses reposaient encore sagement dans les coffres de la Banque d’Espagne, à Madrid.
Les navires prennent le large. Cap vers Odessa. Route est sud-est vers la Russie rouge.
Des armes pour la République
En septembre 1936, la jeune République espagnole -la seconde depuis le mois de juillet- est mal en point. Les troupes du général Franco progressent dans toute la péninsule et les points stratégiques tombent les uns après les autres malgré une résistance acharnée des soldats républicains : Minorque, Badajoz, Irùn… et, en septembre 1936, les insurgés sont aux portes de Madrid.
Le temps presse pour l’armée populaire républicaine. Les forces en présence sont disproportionnées, l’expérience et l’organisation militaire également, et l’armée nationaliste bénéficie de l’aide militaire et logistique de l’Italie fasciste et de l’Allemagne nazie. Tanks, artillerie, aviation (avec la création de la légion Condor), conseillers en tactique insurrectionnelle et en renseignement.
La République a besoin d’armes. Elle a les bras et les coeurs pour s’en servir mais manque cruellement de ravitaillement militaire. Et les circuits d’approvisionnement habituels, sur les différents marchés noirs internationaux, ne suffisent plus.
Inutile de se tourner vers la Grande-Bretagne ou la France ; ces dernières ont signé un accord de non-intervention dans le conflit civil espagnol, et le gouvernement de Léon Blum, sous la pression des radicaux, adopte un embargo -ainsi que la majorité des pays européens- sur les armes en direction de l’Espagne républicaine.
L’Allemagne et l’Italie ont signé également… et face à tant d’hypocrisie, Léon Blum décide de fermer les yeux sur les trafics d’armes qui s’organisent à la frontière espagnole. Ce n’est pas bien difficile, car depuis le début des hostilités, son coeur d’homme de gauche le porte naturellement vers la jeune République en danger. Finalement, il n’y aura que l’Angleterre pour faire respecter l’embargo des armes vers l’Espagne.
Mais l’armement arrive au compte goutte jusqu’à Madrid. Toujours insuffisant. Alors, le gouvernement populaire de Largo Caballero se tourne vers l’Union soviétique. Cette dernière soutient le front populaire espagnol, mais de loin et avec parcimonie. La création de la République en Espagne, avec de nombreux communistes dans ses rangs, entre dans la promotion et l’expansion de la politique internationale de Staline, et de sa “révolution mondiale des prolétaires”.
L’avancée des troupes nationalistes, et la menace que ces dernières font peser sur la capitale espagnole, font sortir l’URSS de son attentisme prudent. En septembre, le Komintern donne l’ordre aux partis communistes européens de recruter des volontaires pour les fronts espagnols. C’est la naissance des Brigades internationales. Les volontaires affluent de tous les pays. La plupart mourra dans les mois qui suivent. D’autres, dont beaucoup d’Allemands, quelques années plus tard dans les camps nazis.
“Et les armes ?” demandent les Espagnols. “Mais, bien sûr”, répond Staline. “Comment comptez-vous payer ?” Qui a alors eu l’idée de vider les coffres de la Banque d’Espagne et d’entreposer l’or qui s’y trouvait directement à Moscou ? Certains historiens affirment que, sous la pression soviétique, et celle de Staline plus particulièrement, les Espagnols n’ont guère eu le choix. D’autres, dont Angel Vinas, qu’il fallait empêcher à tout prix les fascistes de mettre la main sur les réserves d’or de la République. Certains encore affirment que Juan Negrin, communiste alors proche du Kremlin, a forcé la main de Caballero pour vider les coffres et les envoyer en sécurité en URSS. Ce dernier reporte la faute sur la politique de non-intervention des pays européens, abandonnant l’Espagne à son sort, et l’obligeant à envisager toutes les solutions possibles pour se défendre contre l’agression fasciste.
Le hold-up de Staline
Le 14 septembre 1936, une troupe de miliciens et de serruriers, escortés par le directeur général du Trésor en personne, Francisco Mendez Aspe, entrent dans la Banque d’Espagne et se font remettre les clefs des coffres.
Il faudra plusieurs jours pour vider l’or des chambres fortes et l’entreposer dans des caisses en bois de soixante quinze kilos chacune ; 7800 caisses au total.
L’or est ensuite convoyé sous bonne escorte jusqu’à la gare du Midi et acheminé, loin du front, à la base navale de Carthagène, dans les poudrières de La Algameca. À ce moment-là, personne ne connaît réellement la destination finale des réserves d’or de la Banque d’Espagne. Beaucoup pensent qu’elles seront mises en sécurité quelque part en France. Ce n’est que le 15 octobre, un mois après son transfert à Carthagène, que Caballero et Negrin dévoilent leur plan initial : l’or sera convoyé vers la Russie soviétique.
C’est le colonel Alexander Orlov, responsable du NKVD en Espagne, qui est chargé de la bonne conduite de l’opération. Il aurait reçu, le 20 octobre, un télégramme codé de la main même de Staline lui donnant l’ordre d’organiser la fuite des 7500 tonnes d’or vers Moscou : (…) cette opération devra être menée de manière absolument secrète ; si les Espagnols demandent un accusé de réception pour la cargaison, refusez. Je répète, refusez de signer quoi que ce soit et dites que la Banque d’État prépare un reçu formel à Moscou. Signé : Ivan Vasiliévich.
Ce colonel Orlov (pseudonyme de Lev Fedbin), a commencé sa carrière comme commissaire politique dans l’Armée rouge durant la guerre civile, dirigeant une section spéciale et faisant la chasse aux contre-révolutionnaires. Un tchékiste de la première heure qui mène la répression d’une main de fer. Il rejoint ensuite le Guepeou et apprend le métier d’espion durant de longues missions à l’étranger. En 1936, il est le plus haut gradé du NKVD en Espagne, chargé de liquider les trotskystes et anarchistes espagnols, ainsi que les dirigeants du POUM, dont Andreu Nin qu’il fera exécuter en juin 1937.
C’est donc cet homme-là qui, le 20 octobre 1936, a pour mission de convoyer l’or de la Banque d’Espagne, des poudrières de Carthagène jusque dans les cales de quatre navires soviétiques arrivés les jours précédents.
Le 22 octobre, Orlov réquisitionne des chars russes “offerts” par Staline aux républicains, soixante marins espagnols triés sur le volet, et organise un convoi de camions pour évacuer les 7800 caisses d’or jusqu’au port. Le transport est rocambolesque, et le convoi doit se frayer un chemin jusqu’aux quais, sous les bombardements des pilotes allemands de la légion Condor. Les nationalistes n’entendent pas laisser cet or leur échapper.
Trois jours seront nécessaires pour embarquer toutes les caisses et, le 25 octobre 1936, le Koursk, le Kine, le Neva et le Volgoles, mettent enfin le cap vers l’URSS.
Parvenu sans encombre à Odessa, l’or est acheminé sous la garde d’un régiment du NKVD, au Gokhran, le ministère des Finances soviétique. D’après Alexander Orlov, Staline aurait organisé un banquet pour fêter l’arrivée de l’or espagnol à Moscou, et aurait proclamé lors de cette soirée : “les Espagnols ne verront plus jamais leur or…”
Le comptage des caisses est effectué entre le 5 décembre 1936 et le 24 janvier 1937, et un acte définitif du dépôt est rédigé et signé au nom de l’État espagnol et stipule que la République peut l’utiliser à sa guise. Dans les faits, il en est bien autrement et, effectivement, jamais plus la République espagnole ne récupérera son or.
Les témoins gênants sont écartés les uns après les autres. Les soixante marins espagnols sont déportés en Sibérie et personne n’entendra plus jamais parler d’eux. Les Commissaires du Peuple aux Finances soviétiques qui ont participé au comptage de l’or espagnol et signé l’acte de dépôt, sont exécutés le 15 mars 1938.
Quant au colonel Orlov, il verra son destin basculer quelques mois plus tard, en février 1938. Alors que les grandes purges s’intensifient en URSS, et que de nombreux cadres du NKVD sont déportés ou exécutés, Orlov est rappelé à Moscou. Sentant sa dernière heure arrivée, le colonel dérobe soixante mille dollars dans les caisses noires de la police secrète, et traverse les Pyrénées avec sa femme et sa fille pour se réfugier en France, d’où il voguera pour le Canada quelques semaines plus tard. Avant de traverser l’Atlantique, il aurait envoyé une lettre à Staline le menaçant de révéler aux services secrets américains l’identité d’agents soviétiques si jamais il arrivait malheur aux membres de sa famille restés en URSS. Sans jamais être inquiété, il terminera sa vie dans la peau de Igor Berg, un honorable professeur de l’université du Michigan.
Qu’est devenu l’or de la banque d’Espagne ?
La mainmise par les Soviétiques sur l’or espagnol permet à Staline de faire davantage pression financièrement sur la République. Alors que cette dernière mène un combat désespéré sur plusieurs fronts, l’URSS réclame le règlement immédiat de l’équipement militaire et des armes livrés quelques mois plus tôt, et présentés alors comme des “cadeaux” offerts à la jeune République pour soutenir son effort de guerre.
Les achats d’armes pour l’armée républicaine se poursuivent à travers toute l’Europe, par l’entremise des Soviétiques qui, chaque fois, prélèvent des intérêts énormes, et imposent des taux de change faramineux. Certaines devises et pièces de collection contenus dans le trésor espagnol sont revendus par les Russes sur les marchés internationaux, et ces derniers encaissent les bénéfices.
Les rares livraisons d’armes en provenance de Russie sont de qualité médiocre, et Staline en profite pour transformer l’Espagne en terrain d’expérimentation pour son armement : si les armes testées sur le front espagnol font leur preuve, alors il les fait rapatrier immédiatement en URSS et ne laisse aux Espagnols que des fusils aux culasses défectueuses, des explosifs qui font long feu, des avions aux pièces manquantes…
Au printemps 1937, le gouvernement de Largo Caballero n’a toujours pas touché de reçu pour son or confié aux bons soins de ses amis soviétiques. Staline, par l’entremise du colonel Orlov, a mis en place un système d’espionnage qui a réussi a totalement infiltrer la bureaucratie espagnole. Sous la pression d’agents du NKVD, des fonctionnaires de l’État signent à tour de bras des récépissés pour des livraisons d’armes fantômes. Et les sommes sont prélevées à Moscou, sur les réserves de la Banque d’Espagne.
La victoire des franquistes en 1939, et la guerre mondiale qui s’en suit, font tomber dans l’oubli cet épisode du trésor de la Banque d’Espagne. Jusqu’en 1956, lorsque la famille de l’ancien président du conseil Juan Negrin rend public un protocole officiel daté de 1937 et qui fait état de ce dépôt d’or espagnol au ministère des Finances soviétique. L’Espagne réclame alors son dû. La réponse de l’URSS ne se fait pas attendre : tout l’or a été dépensé en achat d’armes pour la République et en transfert de devises. Il n’y a plus rien. En revanche, ajoutent les Russes, puisque vous avez la bonté de remettre le sujet sur le tapis, sachez que vous nous êtes toujours redevable d’un emprunt de cinquante millions, contracté à l’époque de la guerre civile… sans doute pour acheter des armes.
Sources bibliographiques
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