Ballade pour un traître
L'homme est petit et sec, le visage de monsieur tout-le-monde, celui qu'on a l'impression de croiser cent fois par jour dans le métro. Pourtant, quand on y regarde bien, lorsqu'on prend la peine de s'attarder sur les photographies, on remarque d'abord cette bouche comme un coup de sabre, ce sourire un peu crispé, de quelqu'un qui n'a pas l'habitude ou qui n'en voit pas l'utilité, et puis il y a quelque chose dans son regard qui surprend, qui dénote de tous ces types qui lui ressemblent et que vous avez déjà croisé mille fois ; alors vous le regardez encore, vous comparez les images, à tous les âges de sa vie, et la réalité s'impose à vous, il n'y a plus aucun doute permis : cet homme-là est un combattant.
Derrière ce physique passe partout se cache une détermination et un sens de la lutte clandestine tout entier dévoué à la cause de l'indépendance irlandaise.
Denis Donaldson est encore un adolescent quand il rejoint les rangs de l'Armée républicaine irlandaise. C'est un gamin des faubourgs de Short Strand, une enclave catholique de Belfast-est, située dans un quartier presque exclusivement protestant.
Short Strand est un vivier de recrutement pour les brigades de l'IRA. Cet encerclement géographique, cet isolement religieux et politique force la vigilance et l'esprit combatif de ses habitants. Minés par le chômage, élevés dans la haine de l’occupant britannique, les jeunes ne pensent qu’à en découdre et donner un sens à leur vie dans l’action clandestine.
Le 27 juin 1970, un événement d'une violence inouïe va faire basculer le destin de Denis Donaldson.
Il s'agit de la bataille dite de Saint Matthew : une fusillade qui a duré presque huit heures entre les brigades de l’IRA et les troupes loyalistes.
Cet épisode est parmi les plus emblématiques de l’histoire du mouvement indépendantiste : Le 27 juin 1970, l’église de Saint Matthew, située dans le quartier de Short Strand, celui de Denis, est prise d’assaut et attaquée au cocktail Molotov par les loyalistes protestants. L’armée britannique, ainsi que le RUC –la police nord-irlandaise-, refusent d’intervenir. La population appelle alors au secours l’IRA.
Ses combattants, dont Denis Donaldson, qui est alors âgé d'à peine vingt ans, s’enferment dans l’église et résistent aux assauts protestants durant toute la nuit, tirant plus de huit cent cartouches. L’attaque se solde par trois morts et de nombreux blessés.
Denis, ainsi que plusieurs autres combattants de Saint Matthew, sont jetés en prison.
C’est sa première incarcération. La première d’une longue série.
Durant les années soixante-dix, qui comptent parmi les plus violentes de l’histoire de l’Irlande du Nord, Denis fera plusieurs séjours en prison, comme tout bon combattant de l’IRA qui se respecte. D'abord enfermé à la prison de Long Kesh, puis à la forteresse de Maze, connue pour son régime carcéral particulièrement sévère, Denis se lie d’amitié avec plusieurs membres influents de l’IRA et du Sinn Fein, dont le militant Bobby Sands, mort lors de la grande grève de la faim de 1981.
Sorti de prison au début des années 80, Denis Donaldson se fraye un chemin dans la hiérarchie du mouvement républicain catholique. Il a en charge des responsabilités internationales et entretient les relations entre l’IRA et d’autres mouvements indépendantistes, basques et palestiniens. Il est même arrêté en 1981, à l’aéroport d’Orly, en possession de faux passeports. Il déclare revenir d’un entraînement dans les camps des milices chiites au Liban.
En 1983, il se présente aux élections générales comme candidat du Sinn Fein pour Belfast- Est, mais il ne recueille pas suffisamment de voix pour poursuivre la campagne électorale.
Il est alors envoyé aux États-Unis afin de collecter des fonds pour le mouvement et unir les différentes factions outre-Atlantique.
Durant cette période, Donaldson est déjà au cœur des discussions stratégiques et politiques du mouvement républicain.
Pourtant, c’est à cette même époque qu’il est retourné par les services britanniques, et plus particulièrement le Special Branch, cette unité spécialisée dans le contre-espionnage et l'anti-terrorisme.
Pour les Anglais, Donaldson est une prise formidable, et unique dans l'histoire du conflit qui oppose la couronne aux mouvements indépendantistes irlandais.
Alors qu’il est un cadre dirigeant de l’IRA et membre influent du Sinn Fein, alors qu’il est celui en qui on a une totale confiance, incarnant la figure parfaite du militant engagé depuis son adolescence, Denis Donaldson est devenu le pire des traîtres, un espion de la police anglaise et du Special Branch, ce service secret qui est l’ennemi juré de tout militant irlandais.
Toute la famille de Denis Donaldson, sa femme, sa fille et son gendre appartiennent à la cause. Il ne peut donc y avoir de trahison plus saisissante que la sienne.
Durant vingt ans, Denis Donaldson va espionner et enregistrer les conversations des principaux responsables de l’IRA et du Sinn Fein. Il livrera des informations sur des opérations des brigades de l’IRA, sur des livraisons d’armes (en provenance principalement de Libye), et sur les luttes et divisions internes de l’organisation.
La chute de Denis Donaldson survient en 2005. Alors qu’il est inculpé dans une affaire d’espionnage du Parlement irlandais pour le compte du Sinn Fein, la justice, du jour au lendemain, abandonne toutes les charges et refuse de poursuivre.
Pour Donaldson, c’est le début de la fin. Ce coup dur est une manœuvre des services britanniques et le message est limpide : « Nous n’avons plus besoin de vous. On vous lâche. Débrouillez-vous et courrez très vite… » Immédiatement, les soupçons s’installent dans le camp républicain. Le revirement de la justice est inexplicable. Interrogé par les siens, pressé de questions, Donaldson finit par avouer sa trahison. Sans donner d’avantage de précisions, il déclarera lors d’une conférence de presse organisée par le Sinn Fein : « J’étais dans une période vulnérable de ma vie et j’étais compromis… ».
Il y a encore très peu de temps, le traître aurait été exécuté sans autre forme de procès. Mais Gerry Adams, le leader du Sinn Fein, venait d’appeler l’IRA à l’abandon de la lutte armée ; condition principale des accords de paix avec les autorités britanniques. Alors Donaldson ressort en vie de ces longues heures d’interrogatoires menés par ses anciens compagnons de l’IRA.
Vivant mais banni, méprisé, haï de tous. Même de sa propre famille.
Personne n’est dupe de l’avenir incertain du traître. Pas même Gerry Adams qui, en refusant d’éliminer Donaldson, sait pertinemment que justice sera tout de même faite, que jamais l’IRA ne laissera impunie une telle trahison.
Donaldson quitte alors Belfast et s’installe, seul, dans un cottage, sans eau ni électricité, dans le comté de Donegal. Il ne se cache pas. La police l’a prévenu du danger qu’il courait mais Donaldson a refusé toute protection. En homme brisé mais courageux, armé d’un fusil de chasse, il semble attendre l’inéluctable. Personne mieux que lui ne connaît les rouages inflexibles de la lutte clandestine.
Le 19 mars 2006, retrouvé et enregistré en cachette par Hugh Jordan, un journaliste du Sunday World, il dira : « Je ne resterai pas ici bien longtemps… ce qui doit arriver, arrivera... »
Et l’inéluctable survient le 4 avril 2006. Au beau milieu de la nuit, un commando débarque dans sa retraite du Donegal et abat Donaldson de plusieurs cartouches de fusil à pompe. La police identifiera également des traces de torture sur le corps du traître.
Gerry Adams et le Sinn Fein condamnent l’assassinat de Denis Donaldson.
Ce dernier sera revendiqué par l’IRA Véritable (True IRA) en avril 2009.
Pourtant, durant une émission de la BBC, le 20 septembre 2016, un agent des services secrets anglais -nom de code « Martin »- qui a infiltré l'organisation clandestine durant de nombreuses années, affirme le contraire : certains hauts responsables de l'IRA auraient voté l'exécution de Denis Donaldson, et celle-ci aurait été approuvée par Gerry Adams lui même. Toujours d'après cet agent anglais, aucune exécution, au sein de l'organisation, ne peut être envisagée sans l'accord de ses cadres dirigeants. Et l'IRA Véritable, en quête de prestige, aurait revendiqué cet assassinat dans le seul but de redorer une crédibilité en perte de vitesse.
En 2019, Anton Duffy, un Irlandais proche de l'IRA, purgeant une longue peine de prison en Ecosse pour tentative d'assassinat sur la personne de Johnny “Mad Dog” Adair, un trafiquant de drogue, ancien chef d’une brigade paramilitaire loyaliste, a été désigné comme le meurtrier présumé de Denis Donaldson.
Il n’y a pourtant aucune avancée probante dans l’enquête relative à l’assassinat de Denis Donaldson. Celle-ci ayant été ajournée plus de vingt-six fois. Le gouvernement britannique souhaite mettre fin à toutes les investigations pour les meurtres commis durant les Troubles.
Et, pour la seconde fois, abandonne sa meilleure taupe.
SOURCES
Sorj Chalandon, Mon traître, Paris, Grasset, 2008
Sorj Chalandon, Retour à Killybegs, Paris, Le livre de Poche, 2012
J. Bowyer Bell, The secret army, New Brunswick, Transaction Publishers, 1997
Agnès Maillot, L’IRA et le conflit nord-irlandais, Caen, Presses Universitaires de Caen, 2018
Lison Ducastelle, L’IRA provisoire, de la violence armée au désarmement, Caen, Presses Universitaires de Caen, 2020
Yan Morvan, Bobby Sands, Belfast mai 1981, Marseille, André Frère, 2018