Ashraf Marwan, le gendre idéal
Une chose est sûre : Ashraf Marwan, que certains décrivent comme le plus grand espion du vingtième siècle, était en vie quand il est tombé du cinquième étage de son appartement londonien, le 27 juin 2007.
Certains témoins racontent avoir vu le milliardaire égyptien enjamber la balustrade et sauter dans le vide.
D’autres témoins affirment avoir vu deux hommes -de type moyen-oriental- se retirer précipitamment dans l’appartement du milliardaire après sa chute.
Autre fait troublant : le seul manuscrit connu de ses mémoires aurait disparu de son bureau, ainsi que les cassettes sur lesquelles il enregistrait le texte du manuscrit.
Quelques jours avant sa mort, Marwan avait confié à sa femme : « il se pourrait que je sois tué prochainement. J’ai tant d’ennemis. »
Effectivement… En quarante années d’activité, Ashraf Marwan a collaboré avec pratiquement tous les services de renseignement de la planète ; dont, contre toute attente, les services israéliens.
Selon les dires d’un ancien directeur du Mossad, Zvi Zamir, Marwan fut la meilleure source que l’état hébreu n’ait jamais eue.
Alors comment, un haut fonctionnaire et homme d’affaires égyptien, gendre du colonel Nasser, bras droit du président Sadate, a pu, durant de nombreuses années, trahir son pays et son entourage au profit d’Israël, ennemi héréditaire de toutes les nations arabes ?
Une ascension fulgurante
Élevé au sein d’une famille respectée -un grand-père chef de tribunaux de la charia et un père général de la garde républicaine-, Ashraf Marwan obtient en 1965, à l’âge de vingt et un ans, son diplôme en génie chimique à l’université du Caire.
La même année, il rencontre Mona Nasser, une des filles du président égyptien.
Opportuniste ou amoureux, Ashraf demande la main de la jeune fille. Nasser, d’abord réticent, finit par accepter et le mariage est officialisé en juillet 1966.
Commence alors l’ascension fulgurante de ce jeune homme de la bonne société cairote.
Il débute sa carrière dans les services de sécurité et se montre terriblement efficace. Nasser en personne lui confie des missions que Ashraf mène avec succès et discrétion.
Au printemps 1969, lors d’un passage à Londres où il poursuit ses études, Marwan contacte l’ambassade israélienne, en donnant son véritable nom, et demande à s’entretenir avec un membre des services de sécurité. On lui raccroche au nez. À plusieurs reprises. Mais le jeune homme insiste. Après vérification, des agents du Mossad le rappellent à son hôtel et lui donne rendez-vous dans un café du centre de Londres.
Marwan s’y rend et offre aux agents israéliens une enveloppe : « voici un échantillon de ce que je peux vous offrir. Pour cette première rencontre, je ne demande rien. Mais à notre prochain rendez-vous, venez avec cent mille dollars. C’est mon tarif. »
Le Mossad doute de sa bonne foi. Et si Marwan était un agent double ayant pour mission de fournir de fausses informations à Israël ? Mais après vérification et authentification des documents remis par le gendre de Nasser, les Israéliens sont persuadés d’avoir mis la main sur une des sources les plus inestimables du renseignement. « De tels documents provenant d’une telle source, c’est quelque chose qui n’arrive qu’une fois tous les cent ans. C’est comme si nous avions quelqu’un dans le lit de Nasser. » Et le Mossad donne un surnom à Marwan qui prouve à quel point les services israéliens tiennent en haute estime cette source de premier plan : The angel.
Avec les compliments du Mossad
À la mort de Nasser, en 1970, Ashraf Marwan devient un proche collaborateur de son remplaçant, le président Anour al-Sadate.
En 1971, Marwan gagne définitivement la confiance de Sadate en déjouant une tentative de coup d’état orchestrée par la garde rapprochée du défunt colonel Nasser. Il devient alors l’émissaire personnel du président, en charge des relations avec l’Arabie Saoudite et la Libye. Un poste très convoité pour qui veut s’enrichir. Il se lie d’amitié avec Mouammar Kadhafi et organise la livraison d’avions de combat de type Mirage 5, que l’embargo français interdit à l’Égypte d’acquérir officiellement.
L’accès aux secrets les mieux gardés de son pays permet à Ashraf Marwan de continuer à envoyer au Mossad des informations ultra-confidentielles, dont certaines ont trait à la préparation de la prochaine guerre du Kippour : plans de guerre des armées égyptiennes, comptes rendus détaillés des exercices militaires, documentation sur les accords entre l’Égypte et l’URSS, ordre de bataille, procès verbaux des réunions du haut commandement égyptien, et même les minutes des discussions menées à Moscou entre Sadate et Leonid Brejnev. Les documents fournis par Marwan permettent aux Israéliens d’examiner dans les moindres détails la préparation militaire égyptienne et de calculer avec précision les forces en présence.
En octobre 1972, le président Sadate décide de lancer l’offensive contre Israël. Marwan avertit immédiatement le Mossad. Dans les heures qui suivent l’état hébreu mobilise son armée et se prépare à affronter les forces égyptiennes dans le Sinaï. Mais rien ne se passe. Sadate a changé d’avis. Il estime n’être pas suffisamment prêt d’un point de vue militaire.
Le Mossad est furieux contre Marwan. Ces préparatifs inutiles ont coûté la bagatelle de trente cinq millions de dollars à l’état israélien.
Alors, lorsqu’à l’automne 1973, ce dernier prévient une nouvelle fois les renseignements israéliens d’une attaque imminente de l’armée égyptienne, on ne le prend pas au sérieux. C’est une course contre la montre qui commence. Durant plusieurs heures, Marwan tentera de convaincre ses contacts au Mossad de l’urgence de la situation.
Finalement, le 6 octobre, la décision est prise de mobiliser une nouvelle fois l’armée, quelques heures seulement avant le début de l’attaque égyptienne. L’intervention d’Ashraf Marwan permet à Israël de conserver les hauteurs du Golan et de réduire considérablement les pertes humaines.
Après la guerre éclair du Kippour, Marwan devient secrétaire du président Sadate pour les relations extérieures, et candidat au poste de ministre des Affaires étrangères. Mais il possède déjà trop d’ennemis. Ces derniers l’accuse d’avoir profité de sa position auprès du président pour s’être enrichi personnellement. Ce qu’ils ignorent, c’est qu’une partie de cette fortune provient directement des caisses du Mossad…
Après l’assassinat du président Sadate, en 1981, Ashraf quitte l’Égypte et s’installe à Londres où il débute une carrière dans le monde des affaires.
Les risques du métier
Il amasse une fortune considérable tout en continuant à travailler secrètement pour le Mossad, jusqu’en 1998.
Son rôle d’espion au profit de l’état hébreu est révélé en 2002 par l’historien israélien basé à Londres, Ahron Bergman. Ce dernier affirme également que Marwan était un agent double, sans pour en autant en apporter la preuve.
Plus tard, les deux hommes deviendront amis et Ahron Bergman participera activement aux investigations sur la mort “accidentelle” de la meilleure taupe des services de renseignements israéliens.
Donc, le 27 juin 2007, Ashraf Marwan meurt en tombant de son balcon. De nombreux éléments orientent l’enquête vers un assassinat plutôt qu’un accident.
Outre le manuscrit disparu, on n’a jamais non plus retrouvé les chaussures que portaient Marwan lors de sa chute.
Dernier fait troublant : Ashraf Marwan est le quatrième égyptien, impliqué dans des affaires de politique internationale, à mourir à Londres de la même manière.
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Sources bibliographiques
Ahron Bregman, The spy who fell to earth, Createspace, 2016
Uri Bar Joseph, The angel. The egyptian spy who saved Israel, New York, Harper Collins, 2016
Asaf Siniver, The Yom Kippur war, New York, Oxford University Press, 2013
Ephraïm Kahana, Ashraf Marwan. Israel’s most valuable spy, Lewiston, Edwin Mellen Press, 2010
Frédérique Schillo, La guerre du Kippour n’aura pas lieu. Comment Israël s’est fait surprendre, Paris, Archipoche, 2023
Gordon Thomas, Histoire secrète du Mossad, Paris, Points, 2007
Isabella Ginor et Gideon Remez, The Soviet-Israeli war. 1967-1973, New York, Oxford University Press, 2017
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